CANNES - Le discours de Justine Triet au Festival de Cannes a enflammé les discussions de la scène culturelle et politique pendant plus de 48 heures. Et si Pierre Lescure, ancien président du festival de cinéma, « regrette » que la cinéaste « n’ait pas plus célébré sa Palme avant son texte politique », le chroniqueur de « C à Vous » a aussi rappelé qu’il est sain de « surveiller et protéger » le système de financement du cinéma français.

Sur le plateau de la quotidienne de France 5, au surlendemain de la cérémonie de clôture du Festival de Cannes ce lundi 29 mai, Pierre Lescure a logiquement été invité à réagir à la prise de parole forte et engagée de Justine Triet. Le grand spécialiste de cinéma a d’abord insisté sur la Palme d’or « indiscutable » remise à Anatomie d’une chute, un « film si fort (...) sur la judiciarisation de l’intime », qui aurait pu briguer selon lui tout autant les prix du scénario, de la mise en scène ou de la meilleure interprétation pour Sandra Hüller.

Justine Triet « n’a pas craché dans la soupe »

Justine Triet « avait préparé son texte politique et c’est bien son droit le plus strict comme pour tout artiste, comme pour tout citoyen », a-t-il poursuivi, citant les précédentes prises de parole aux César de Bertrand Tavernier en 1997 sur la défense de l’exception culturelle, un « système tellement unique qu’il doit être surveillé et protégé sans cesse », ou de Ken Loach sur le néolibéralisme en 2016 à Cannes, déjà.

Si l’ancien président du Festival de Cannes a tout de même regretté que Justine Triet ait « mêlé en une minute » la réforme des retraites et l’exception culturelle, et qu’il était « excessif d’annoncer la patrie cinéma en danger », il rappelle néanmoins que la cinéaste de 44 ans n’a « pas craché dans la soupe » : « Elle a rappelé qu’elle n’aurait pas pu être là sans ce système du financement du cinéma français ».

Et Pierre Lescure de déplorer surtout qu’il faille « sans cesse expliquer aux mécontents de bonne foi, et surtout de mauvaise foi, que le financement du cinéma français est vertueux et dynamique, unique en son genre autour du CNC, et pas un privilège pour enfants gâtés ».

Les fonds du CNC ne viennent pas du contribuable

Si les propos de Justine Triet ont trouvé un écho certain à gauche, Les Républicains et Renaissance ont passé le week-end à crier à « l’ingratitude ». La présidente LR de la région Île-de-France Valérie Pécresse a appelé la réalisatrice à « ne pas mordre la main qui (la) nourrit » tandis que le député Renaissance et président de la Commission des affaires économiques Guillaume Kasbarian grinçait : « Il est peut-être temps d’arrêter de distribuer autant d’aides à ceux qui n’ont aucune conscience de ce qu’ils coûtent aux contribuables ».

Quant à Roland Lescure, ministre délégué chargé de l’Industrie et frère de Pierre Lescure, de s’indigner : « Anatomie de l’ingratitude d’une profession que nous aidons tant… et d’un art que nous aimons tant ! »

Dès samedi soir, Pierre Lescure faisait à l’inverse partie de ceux qui tenaient à rappeler l’origine du financement du CNC. « Quoique vous pensiez des propos de Justine Triet, cessez de parler d’argent public et renseignez-vous sur le CNC et son financement », écrivait-il sur Twitter, rappelant que le système date de « 1946 et est financé par les recettes des salles (films US compris) », complété en 1984-1986 par « les obligations télé ». « Ces taxes sont prélevées sur ceux qui commercialisent (sur leur chiffre d’affaires) les films que vous regardez, pas sur vous ou moi. À la différence du théâtre public, réellement accompagné par la puissance publique », ajoutait-il encore à qui veut bien l’entendre.

Dans cet article très complet, France Inter décortique ainsi le fonds de soutien du CNC, qui repose sur trois taxes : une taxe sur les places de cinéma (10,72 % du prix du ticket vont au CNC, quel que soit le film), une autre sur les chaînes de télévision « calculée en fonction des recettes publicitaires notamment », et une dernière sur les services vidéo physique ou en ligne. En bref, « l’argent du CNC vient donc des sociétés qui payent toutes ces taxes, pas des contribuables ».


Laurie Cholewa est notamment revenue sur la polémique du week-end, le discours de la gagnante de la Palme d’or lors de la 76ème édition du festival de Cannes, Justine Triet, ce samedi 27 mai 2023. Au moment de recevoir le prix pour le film Anatomie d’une chute, elle a dénoncé la réforme des retraites mais aussi le gouvernement d’Emmanuel Macron et la place qu’il donne au cinéma aujourd’hui en France : “La marchandisation de la culture que le gouvernement néolibéral défend est en train de casser l’exception culturelle française, cette même exception culturelle sans laquelle je ne serai pas là aujourd’hui”.

Une prise de parole clivante comme l’a fait remarquer à son tour Laurie Cholewa sur le plateau de nos confrères : “Je suis ravie que ce soit une femme car je connais bien et j'apprécie le cinéma de Justine Triet. Ses propos lui appartiennent et elle fait ce qu'elle veut de sa victoire. Mais comme le Festival de Cannes est une tribune mondiale, on pouvait s'attendre à autre chose... Quelque chose de plus universel que notre politique interne française. Mais elle a toujours été très engagée et ses propos sont en adéquation avec ce qu'elle défend”. Des propos nuancés et assumés.


Le cinéma français est-il "biberonné aux aides publiques", comme le disent les critiques de Justine Triet ?

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L'une des principales ressources du cinéma français est une taxe sur les places

"Elle mord la main qui la nourrit", "ingratitude", "enfant gâtée" : voilà ce qu'on peut lire sur les réseaux sociaux chez des militants, voire des élus, en réaction au discours très engagé de la Palme d'Or. Mais son film, et le cinéma français en général, se font-ils "aux frais du contribuable" ?

C'est un discours qui a été massivement applaudi... dans le palais des festivals. Mais en-dehors, il a fait grincer de nombreuses dents. À commencer par la ministre de la Culture Rima Abdul Malak s'est dite "estomaquée par un discours injuste", le ministre chargé de l'Industrie Roland Lescure s'indignant de "l'ingratitude d'une profession que nous aidons tant", le député Karl Olive qui assure que "l'État nourrit la grande famille du 7ème Art", ou le maire de Cannes David Lisnard dénonçant "un discours d'enfant gâté [...] pour un film subventionné".

Au-delà de la formulation, qui a beaucoup fait réagir l'opposition (le socialiste Olivier Faure s'étonne ainsi dans un tweet que l'on "pense que quand on finance un film, on achète la conscience de ses auteurs"), il y a le fond : le cinéma est-il "biberonné aux aides publiques" comme le prétend Guillaume Kasbarian, un autre député macroniste ?

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"Dire que le cinéma français est subventionné, c'est un terme qui n'est pas approprié à ce système qu'on nous envie", explique ainsi Laurent Delmas sur France Inter. Pierre Lescure, président du Festival de Cannes de 2014 à 2022, ne dit pas autre chose. "Quoi que vous pensiez des propos de Justine Triet", demande-t-il sur Twitter, "cessez de parler d’argent public et renseignez-vous sur le CNC et son financement (sur son site)." Et effectivement, on y comprend vite que le financement du cinéma français n'a pas grand-chose à voir avec les impôts des Français.

Le CNC, un établissement public... mais autonome financièrement

Le CNC, c'est le Centre national du cinéma et de l'image, un établissement public créé par la loi du 25 octobre 1946, et c'est la principale source d'aide au cinéma français aujourd'hui (mais aussi à la création audiovisuelle en générale : séries, jeux vidéo, etc.). Les aides régionales, par exemple, ne représentent qu'une infime part du financement des films (1,7 % en 2013, par exemple).

Le CNC est placé sous l'autorité du ministère de la Culture mais est doté de l'autonomie financière : c'est-à-dire qu'il gère lui-même son budget, ressources et dépenses.

Un budget qui n'est pas financé par l'impôt, mais par des taxes spécifiques. La plus connue est la taxe spéciale additionnelle : quand vous achetez une place de cinéma, 10,72 % du prix du ticket vont au CNC, quel que soit le film. L'idée était d'ailleurs, dès la création, de financer le cinéma français avec ce que rapportent les films, y compris étrangers (et en particulier américains). Parmi les autres sources de revenus, on peut aussi citer la taxe sur les éditeurs et distributeurs de services de télévision (bref, sur les chaînes de télévision), calculée en fonction des recettes publicitaires notamment : c'est celle qui rapporte le plus d'argent au CNC. Mais aussi la taxe sur les services vidéo physique ou en ligne (5,15 % prélevés sur les revenus liés à la vente de DVD, Blu-Ray, les services de VOD ou d'abonnement). L'argent du CNC vient donc des sociétés qui payent toutes ces taxes, pas des contribuables.

Ces trois taxes sont directement affectées au fonds de soutien du CNC. En 2020, elles ont rapporté 576,91 millions d'euros, soit beaucoup moins que les deux années précédentes. Elles sont revenues à la normale en 2022, avec 671,6 millions d'euros récoltés. Des ressources qui sont propres au CNC : seule exception récente, les dotations exceptionnelles de l'État en 2020 et 2021 dans le cadre de l'épidémie de Covid-19, pour un total de 322 millions d'euros sur deux ans.

À noter qu'au plus fort de la pandémie, l'État a également accepté de maintenir l'indemnisation des intermittents du spectacle après l'annulation par le gouvernement de tous les rassemblements culturels sur le territoire. Le statut d'intermittent est très présent, par nature, sur les tournages de cinéma. Cela ne constitue toutefois pas vraiment un véritable financement de la filière par l'État, ou alors de manière très indirecte.

Le fonds de soutien du CNC est financé très largement par les chaînes de télévision (près de 70 % des ressources en 2022), un peu moins par les ventes de vidéos ou d'abonnements en ligne (18,9 %) et enfin par une petite partie du prix de la place de cinéma (17,5 %).

Un budget géré par le CNC, et souvent bien géré : ironiquement, il est même arrivé qu'il récolte assez d'argent pour rendre l'État jaloux. En 2013 par exemple, le gouvernement avait prélevé 150 millions d'euros sur le fonds de roulement de l'organisme, pour "participer au redressement des comptes publics".

Les films qui marchent financent les autres

Comment le CNC dépense-t-il ensuite cet argent ? Le fonds de soutien apporte des aides de deux types : automatiques et sélectives. Les aides automatiques sont attribuées aux producteurs de cinéma français en fonction des entrées en salles de leurs films (plus un film a rapporté, moins il touche d'aides). Ils ne peuvent les toucher que si elles leur servent à financer un nouveau film. Les aides sélectives consistent, elles, le plus souvent à faire une avance sur recettes (dont une partie revient ensuite au CNC) à des projets sélectionnés par une commission, avant ou après leur réalisation. Cette commission est constituée de "personnalités d'horizons divers" : en 2020, la présidente était l'écrivaine Marie Darrieussecq ; en 2021, le producteur Stéphane Célérier.

Bien entendu, le cinéma français se finance aussi tout simplement par ce que les films rapportent en salles, par le marché international, ou par les ventes de droits ou de contenus vidéo... Globalement, il est donc faux de dire qu'il ne vit que d'aides publiques ou des impôts : le système de 1946 permet justement, pour en assurer l'indépendance vis-à-vis des gouvernements successifs, que le cinéma français soit surtout financé... par le cinéma.