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CLÔTURE CANNES 2023

 

Discours de Justine Triet à Cannes : à l’écran comme à la tribune, la femme a toujours tort

Vertement critiquée pour son discours engagé lors de la remise de sa Palme d’or, la réalisatrice se retrouve dans le rôle de plusieurs personnages principaux des films présentés cette année : l’accusée.


Justine Triet samedi 27 mai, tout juste « palmée » pour « Anatomie d’une chute ». Photo Jean-Francois Robert pour Télérama


Par Frédéric Strauss


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Publié le 30 mai 2023 à 12h44


Mis à jour le 30 mai 2023 à 13h23



Volée de bois vert pour la lauréate de la Palme d’or 2023, accusée d’avoir détourné la remise des prix du Festival de Cannes pour en faire une tribune politique malvenue, injustifiée, indigne. En prenant à contre-pied tout ce qu’on attendait d’elle – sans doute une joie totale, reconnaissante, polie –, Justine Triet a endossé, assez courageusement, un rôle qui a traversé plusieurs films présentés cette année sur la Croisette : celui de la femme qu’on montre du doigt.


Une héroïne qu’on rencontre d’abord dans le film de Justine Triet elle-même, Anatomie d’une chute, cette Palme qui raconte le procès fait à une femme, au sens judiciaire mais pas seulement, après la découverte du corps sans vie de son mari. Suicide ou meurtre ? La romancière interprétée par l’actrice Sandra Hüller va devoir s’expliquer. Par-delà la question de la culpabilité et de l’innocence, c’est bien cette place à part – sur la sellette – que le film explore, vertigineusement. Quatre autres réalisatrices françaises se sont emparées de questionnements semblables, à travers des histoires où la femme accusée prend tous les visages.


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Dans Rien à perdre de Delphine Deloget (présenté à Un certain regard), c’est celui d’une mère de famille (Virginie Efira) qui élève seule deux garçons et, après un accident domestique, va devenir la cible des services sociaux, suspectée de maltraitance, désignée comme irresponsable, jugée dangereuse parce qu’elle ne sait pas tenir son appartement… Dans Rosalie de Stéphanie Di Giusto (également à Un certain regard), celle que visent les regards réprobateurs n’est autre que la femme à barbe (incarnée par Nadia Tereszkiewicz), une fille que son père a réussi à marier en cachant sa pilosité envahissante et qui va décider de ne plus se raser, au risque d’être considérée comme un monstre…



Paul Kircher et Léa Drucker dans « L’Été dernier », de Catherine Breillat. Pyramide Distribution


Monstre aussi, prédatrice, l’avocate que campe Léa Drucker dans L’Été dernier, l’impressionnant film de Catherine Breillat en compétition. Parce qu’elle a couché avec un garçon de 16 ans, enfant du premier mariage de son mari, la vie entière de cette femme est sur le point de se reconfigurer et il n’y aura plus qu’une seule place pour elle : celle de la fautive, condamnée, punie. Tout est prêt pour sa perte, comme si elle n’avait été, depuis toujours, rien d’autre qu’une usurpatrice. Et c’est à une autre coupable d’imposture qu’on pense, la Jeanne du Barry de Maïwenn, qui ouvrit le Festival avec ce portrait d’une favorite royale stigmatisée au nom de toutes ses différences, de milieu, d’attitude, de morale, de vêtements, de beauté…


Rejets épidermiques

Que nous dit l’étonnant dialogue qu’ont noué à distance les films de ces réalisatrices françaises ? Il décline, sur différents modes, la même envie de questionner celle à qui l’on va jeter la pierre. Non pour la déclarer exempte de tout reproche, mais pour la voir au-delà du reproche. Pour s’approcher d’elle, dans sa vérité, son ambiguïté, sa nuance. À chaque fois, le même enjeu se révèle : le pouvoir. Il est central dans l’ascension de la du Barry comme dans la réussite sociale de la romancière d’Anatomie d’une chute et dans celle de l’avocate de L’Été dernier. Il est capital aussi pour Rosalie, la femme à barbe, qui tente de faire de sa disgrâce physique un atout pour faire marcher le petit commerce de son mari aubergiste. L’héroïne de Rien à perdre n’a, elle, jamais su faire carrière dans quoi que ce soit, mais elle s’est donné un autre pouvoir : sa liberté. Et c’est cette liberté qui l’expose, la met en danger. Comme sont mises en danger celles qui ont réussi socialement, prises dans des rivalités terribles, mêlées aux abus qu’engendre le pouvoir.



Nadia Tereszkiewicz dans « Rosalie », de Stéphanie Di Giusto. Tresor Films/Gaumont/LDRPII


Cinq réalisatrices ont donc exploré des histoires où la femme, d’une manière ou d’une autre, se distingue, passe au premier plan. Et se retrouve systématiquement détestée. Comme Justine Triet, qui, non contente d’obtenir la Palme d’or, s’est distinguée en faisant passer au premier plan ses opinions politiques, sa vision d’une exception culturelle française vantée mais insidieusement remise en cause. Qu’on partage son opinion ou non, sa détermination, sa véhémence, son aspérité méritent d’être prises en compte, sans condescendance ni dévalorisation. Oui, l’image de cette réalisatrice recevant la Palme d’or avec une joie mêlée de colère et de contestation a tout pour nous faire réagir. Pour nous faire réfléchir, bien au-delà des débats politiciens. Les réactions de rejet épidermiques, les condamnations haineuses qu’elle a suscitées en sont la preuve. Justine Triet s’est immédiatement emparée du pouvoir que représente sa Palme d’or pour en faire ce qu’elle voulait. C’est ce geste, bien plus encore que ses opinions, qui lui est reproché. Mais le soutien est là, déjà présent dans les films des autres réalisatrices françaises sélectionnées à Cannes. Les femmes ne sont pas sorties du rang pour y rentrer, nous disent-elles.