31 JUILLET 1944

 

“Le Petit Prince, c’était lui” : quatre-vingts ans après, le mystère de la mort de Saint-Exupéry réinterprété

Et si dans son célèbre conte, l’écrivain ne s’était pas identifié à l’aviateur tombé en panne dans le désert, mais plutôt au jeune enfant qui s’évanouit dans le néant ? Nathalie Prince élabore un essai saisissant suggérant qu’il avait “programmé” sa fin.

Cette mort en avion le 31 juillet 1944, « Saint-Ex y aspirait de tout son être, arrivé au bout du rouleau qu’il était », assure Nathalie Prince, romancière et professeure agrégée de littérature comparée, dans son essai « Saint-Exupéry. Du vent dans le cœur ».

Cette mort en avion le 31 juillet 1944, « Saint-Ex y aspirait de tout son être, arrivé au bout du rouleau qu’il était », assure Nathalie Prince, romancière et professeure agrégée de littérature comparée, dans son essai « Saint-Exupéry. Du vent dans le cœur ». Photo Granger/Shutterstock

Par Lorraine Rossignol

Publié le 31 juillet 2024 à 12h00


Il faisait beau ce matin-là. Temps radieux au-dessus de la Méditerranée, ciel bleu d’une infinie volupté. Cette planète Terre dont la beauté l’avait toujours bouleversé, au cours des quelque six mille cinq cents heures de vol qu’il avait pu effectuer dans tous les ciels du monde, Antoine de Saint-Exupéry (1900-1944) la contemplait pour la dernière fois. L’heure était venue pour lui de tirer sa révérence, même si, en décollant de Bastia ce 31 juillet 1944, parti pour une mission de reconnaissance photographique en vue de préparer le débarquement de Provence, lui qui s’était engagé en février 1943 au sein des forces alliées ne le savait pas…

Pour autant, cette mort, « Saint-Ex y aspirait de tout son être, arrivé au bout du rouleau qu’il était », assure Nathalie Prince, romancière et professeure agrégée de littérature comparée, qui vient de publier un percutant petit essai biographique, Saint-Exupéry. Du vent dans le cœur« Il l’avait même “programmée”, d’une certaine manière, en tout cas bel et bien annoncée, dans Le Petit Prince, qui ne se termine pas par trois points de suspension par hasardLa véritable fin, il lui restait encore à l’écrire. »

Derrière sa fraîcheur délicieuse, même si empreinte de la plus grande gravité, ce texte-là – le dernier que Saint-Exupéry eut rendu à son éditeur new-yorkais –, n’est-il pas aussi un texte désespéré ? Il est indubitablement « un texte d’adieu », poursuit Nathalie Prince. L’écrivain-aviateur était bien las de vivre, lorsqu’il l’écrivit, ne parvenant plus du tout à respirer dans ce monde où le nazisme avait triomphé. Ce 31 juillet, donc, et alors que son conte philosophique, paru seize mois plus tôt en Amérique, y avait aussitôt pris son envol, un pilote de chasse allemand fit ce qu’Antoine de Saint-Exupéry attendait.

Disparition en un éclair jaune dans le grand bleu

N’y eut-il rien alors « qu’un éclair jaune », comme lors de la mort du Petit prince, dont le corps s’était ensuite littéralement évanoui ? Saint-Ex disparut en tout cas dans le bleu – il y plongea même en piqué, d’après le scénario de sa disparition qui put être reconstitué. Après sa gourmette, rapportée par un pêcheur marseillais dans ses filets en 1998, c’est la carcasse de son Lightning P38 qui fut retrouvée, deux ans plus tard, à 85 mètres de fond, au large de l’archipel de Riou. « Dès lors, tout semblait avoir été expliqué de la mort de Saint-Exupéry, et le mystère levé, en particulier, quant à l’hypothèse d’un éventuel suicide, désormais écartée. » Il manquait cependant toujours une pièce au puzzle, « une pièce essentielle, une clé de voûte, même », révèle aujourd’hui Nathalie Prince.

Une pièce qu’elle a trouvée non pas en explorant les fonds sous-marins de la baie de Marseille, mais dans le texte du Petit Prince, qu’elle croyait pourtant bien connaître, bercée par lui depuis l’enfance : « Ce texte, je l’adorais. Pourtant, quelque chose ne passait pas, avec la mort de son petit personnage. Quelque chose qui m’interpellait, même si je ne le comprenais pas. » Un je-ne-sais-quoi qui lui a soudain « sauté aux yeux » il y a trois ans, dans le cadre d’un cours qu’elle donnait à l’Université du Mans, consacré à l’analyse comparée du Petit Prince et de Peter Pan, le texte « beaucoup plus sombre qu’on ne le croit » de James Matthew BarrieSous forme d’un détail.

Un détail a priori anecdotique, et cependant crucial : selon les éditions, le nombre de couchers de soleil que le Petit Prince avait vus en une seule journée, sur sa planète, était soit de quarante-trois, soit de quarante-quatre. Curieux ! D’autant plus que ce nombre de quarante-quatre était aussi celui de l’âge auquel l’écrivain a disparu, ce 31 juillet 1944. De fait, Nathalie Prince allait découvrir pendant ses recherches que ce nombre pourtant sans importance pour la trame du récit, Saint-Ex avait pris soin de le corriger in extremis, sur le manuscrit remis à son éditeur new-yorkais (correction dont Gallimard ne tint donc pas compte, en 1946, pour sa propre édition). Pourquoi avoir eu le souci d’une correction aussi superflue ?

Rendu inconsolable par la perte de son frère

« Le Petit Prince, c’était lui », montre l’autrice dans son essai, bien plus que l’aviateur tombé en panne dans le désert. Caché derrière son apparence d’homme adulte, Saint-Ex était resté tout entier un enfant. Un gamin que la vie sur Terre n’avait jamais cessé d’émerveiller, mais qui, tout autant désespéré par elle, n’avait plus désormais l’envie d’y jouer. Le corps sévèrement abîmé par quatre ou cinq accidents d’avion (il ne parvenait plus à fermer tout seul la verrière de son avion), l’écrivain n’avait par ailleurs jamais pu surmonter la mort de son petit frère François en 1917, un chagrin irréparable, une perte impossible à colmater. La partie était finie. Il était temps de s’en aller…

Ce qu’il fit, donc, ce 31 juillet, apportant ainsi le point final à l’ultime texte qu’il ait publié de son vivant et où le narrateur prévenait le lecteur : « Je n’aime pas qu’on lise mon livre à la légère. J’éprouve tant de chagrin à raconter ces souvenirs. » Un texte qui, derrière ses apparences de conte pour enfants – certes grave, puisque le Petit Prince y mourait –, était donc rempli d’allusions à sa mort à lui, annoncée de façon sibylline, en y posant une date butoir. Après avoir d’abord pensé qu’il disparaîtrait à l’âge de 43 ans, Saint-Exupéry s’était finalement ravisé en s’octroyant un an de plus, d’où cette curieuse correction apportée à son manuscrit.

« Un cas unique, en littérature, où la fiction sort de ses gonds, où la réalité vient littéralement achever le récit en lui donnant tout son sens, souligne encore l’autrice de La Littérature de jeunesse (éd. Armand Colin), bouleversée. Ce texte du Petit Prince fut bel et bien, pour lui, un projet de mort, donc aussi un projet de vie. » Un scénario qu’il avait du reste évoqué dans une lettre adressée à Consuelo, son épouse, artiste plasticienne d’origine salvadorienne rencontrée dans les locaux de l’Alliance française, à Buenos Aires, du temps où il y dirigeait la filiale argentine de l’Aéropostale… Alors qu’il venait d’être engagé, sous commandement américain, au sein des forces alliées aériennes, il lui écrivait, le 20 avril 1943 : « Peut-être retrouverai-je le Petit Prince ? » Il le fit quatre mois après, en disparaissant comme lui, corps évanoui, en un moment de « ravissement » qui donna son sens tout autant à son texte qu’à sa vie.

Saint-Exupéry. Du vent dans le cœur, éd. Calype, 112 p., 11,90 €.
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