Sur le territoire de Gibraltar, des macaques arpentent les toits et les façades des bâtiments qu’ils ont élus comme vaste domicile. Le ton est d’emblée donné : Styx mènera une réflexion autant sur la nature humaine – le singe et l’homme ayant en commun une grande majorité de leur gênes – que sur son appartenance à un territoire. L’essentiel de l’action est pour cela située en pleine mer, là où l’instinct devient maître de l’homme et où celui-ci ne peut plus se dire “chez lui”. L’enjeu narratif prend la forme d’une interrogation universelle qui entre ici en résonance avec le sujet actuel des mouvements migratoires : quel comportement adopter face à des personnes en danger de mort ? Le réalisateur imagine alors un personnage solide et indépendant, celui d’une femme médecin urgentiste, Rike, dont il dresse un portrait concis dans les premières minutes du film, lorsqu’elle prend en charge avec réflexe et sang-froid un homme blessé sur le lieu d’un accident de voiture. Peu après, son avion atterrit à Gibraltar, d’où elle quitte la terre ferme pour une virée en solitaire à bord de son bateau, en direction de l’Île de l’Ascension. L’océan est d’abord envisagé comme le territoire de tous les possibles – l’horizon à perte de vue qui échappe difficilement au moindre plan capturé hors de la cabine du bateau –, jusqu’à ce que la quête idyllique de Rike bascule au lendemain d’une violente tempête, scène pivot du film qui voit le personnage se débattre contre les éléments.
Rike, encore sonnée par le tumulte de la nuit, aperçoit au large une embarcation mal en point sur laquelle un groupe de personnes lui adresse de grands signes de détresse. Silhouettes lointaines, le vaisseau de fortune et ses occupants n’apparaissent que dans quelques rares plans, Fischer focalisant toute son attention sur les réactions de la protagoniste. Bien que désemparée face à l’ampleur d’une telle situation – les autorités avec qui elle garde le contact radio se font en effet toujours plus vagues quand à une éventuelle prise en charge et lui conseillent fermement de passer son chemin –, il ne sera jamais question de mettre son humanité en doute mais plutôt de rendre compte de la difficulté d’agir seule en pareilles circonstances. Après s’être laissée aller au début du voyage à la détente de la baignade ou au plaisir du repos, Rike est poussée dans ses retranchements et l’Atlantique devient le Styx, ce lieu de passage vers les enfers comme décrit dans la mythologie grecque. C’est bientôt à un autre corps qu’elle doit se confronter, celui d’un enfant à bout de force qui, à la nage, tente de la rejoindre. Alors qu’elle se démène pour le secourir, le hisser sur son bateau puis le soigner, une chorégraphie éprouvante se déploie à bord, jusqu’à ce que Rike doive elle-même regagner l’habitacle. Pesant sur les seules épaules de son actrice Suzanne Wolff, cette charge physique qui ne cesse d’être dépeinte constitue la réussite majeure du film et véhicule à travers elle le poids du dilemme moral auquel le personnage est confronté. À mesure qu’il dépeint une subjectivité face à la détresse, Wolfgang Fischer fait sonner l’alerte quant à la nécessité d’une réelle considération politique de l’immigration mais dans ce même geste, passe par la mise en spectacle de son sujet, déroulé au rythme haletant d’un survival en pleine mer. Styx constitue en cela un exercice délicat qui n’échappe pas à la dimension vaine du constat attristé.