DES BRETONS AUX ANTILLES

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DES BRETONS AUX ANTILLES...

 Le billet de Thomas Legrand


En ciblant le «néolibéralisme», Justine Triet tire à côté

Dénonçant la quête de rentabilité qui menacerait la création cinématographique hexagonale, la lauréate de la palme d’or du Festival de Cannes 2023 oublie qu’en France, le financement du septième art repose sur un système redistributif et protecteur regardé avec envie à l’étranger.



Pour l’instant le système français permet tous les jours à la France de sauver son industrie cinématographique, après l’avoir hissée en tête du cinéma européen. 

C’est un système qui mixe intelligemment l’argent public et l’argent privé et qui s’autofinance en partie grâce à un subtil mécanisme de redistribution interne avec la mise à contribution de Canal +. Ce système compte aussi sur des aides fiscales, donc d’Etat : TVA à taux réduit sur les billets de cinéma (5,5 %) et les abonnements aux chaînes de télé (10 %), réductions d’impôt (48 %) pour la souscription de part à des sociétés de financement de l’industrie cinématographique et de l’audiovisuel (créées en 1985). Chacun peut voir aux génériques la participation du CNC (Centre national du cinéma). Le CNC prélève une dîme sur toutes les recettes audiovisuelles pour alimenter un fond qui aidera à la création. Chacun peut voir aussi les remerciements aux régions qui financent une partie des tournages ou les facilitent. Il faut ajouter le système de l’intermittence du spectacle, qui permet à tous les métiers du cinéma de maintenir une armada de professionnels compétents pouvant vivre (mieux que dans le reste de l’Europe) de leur savoir-faire. L’organisation économique et sociale du cinéma français est le fruit d’une ingénierie à la fois complexe et efficace. Un modèle d’économie mixte et paritaire. On est bien loin du «néolibéralisme et de la marchandisation de la culture».


Encore des mots qui déforment la réalité et décrivent la société de façon biaisée. Après «écoterrorisme», «décivilisation» ou encore «islamo-gauchiste» ou, parfois, «islamophobe», revoici «néolibéral». Le néolibéralisme désigne l’idée, issue de la pensée de l’économiste Friedrich Hayek, selon laquelle la puissance publique doit être réduite au stricte régalien. Le néolibéralisme stipule que la seule politique économique qui vaille est celle de l’offre et du marché le moins régulé possible. Exactement le contraire des règles qui régissent le système efficace du cinéma français et que le gouvernement n’entend pas remettre en cause. Un système qui n’est d’ailleurs pas spécialement financé par l’Etat, comme les libéraux le croient souvent. Au-delà d’une critique plus justifiée sur les violences policières, Justine Triet, palme d’or du Festival de Cannes, est tombée dans le travers sans nuance de l’antilibéralisme qui vise mal : «La marchandisation de la culture que le gouvernement néolibéral défend est en train de casser l’exception culturelle française», dit-elle. Cette description n’est pas conforme à la réalité. Le système de financement du cinéma français, que Justine Triet chérit, n’est pas sur une pente néolibérale. Le risque de la marchandisation pourrait venir, en effet, de l’identité des propriétaires de Canal +, donc de Vincent Bolloré. Pas de l’Etat.



La palme de l’exagération

En noircissant le tableau, Justine Triet facilite le travail de ceux qui veulent arrêter de financer la création par des systèmes parapublics ou de redistribution au sein du métier. La palme de l’exagération revient, comme souvent, à Jean-Luc Mélenchon. En félicitant la lauréate, le leader insoumis a rappelé que Cannes avait été créée par la «gauche résistante». Le festival a été créé en 1939 par le radical Jean Zay (de gauche modérée, toujours ministre après le Front populaire) pour promouvoir le cinéma libre et contrer les propagandes cinématographiques fasciste, nazie et soviétique. Mais cette première édition du Festival n’avait pas pu avoir lieu alors que le conflit avait commencé. Jean Zay, grand républicain, est emprisonné puis assassiné par la Milice. Aucun rapport avec le mode de financement du cinéma mis au point d’abord en 1946, avec la création du CNC, et surtout au début des années 80, avec les 12,5 % du chiffre d’affaires de Canal + versés à la production cinématographique. Plus globalement, critiquer le gouvernement en se focalisant sur ce stigmate «néolibéral» est une erreur. Le problème de la macronie n’est pas qu’elle voudrait désengager l’Etat (le niveau des dépenses publiques en atteste), c’est plutôt qu’elle ne tient pas ses promesses de démocratisation de la décision et qu’elle concentre dans les mains d’un seul homme (la macronie ne délibère même pas en interne) un immense pouvoir.