LE TOURMENT D'AMOUR
Éclairage sur l’origine du Tourment d’Amour ou la fin d’un mythe tenace
« Il était une fois un petit gâteau saintois fourré à la confiture de coco appelé Tourment d’Amour…»
Quand la commune de Terre-de-Haut fait protéger officiellement l’appellation, la recette et l’origine d’une pâtisserie traditionnelle saintoise
Comme n’importe quelle production industrielle originale, le Tourment d’Amour de Terre-de-Haut est devenu depuis mai de cette année 2013, une marque déposée à l’Institut National de la Protection Industrielle (INPI), à Paris, en attendant d’être définitivement reconnu comme étant « le seul, l’unique, le véritable » à l’INAO, l’Institut National de l’Origine et de la qualité.
Que l’on protège de toute contrefaçon cette pâtisserie locale devenue à la longue traditionnelle et qui a acquis de notoriété publique sa renommée aux Saintes, était certainement une excellente initiative et une nécessité. Nul ne le contestera. Mais de là à affirmer avec la plus parfaite certitude que le Tourment d’Amour est une création gastronomique spécifiquement saintoise, c’est aller, semble-t-il, un peu vite en besogne.
Quand un Saintois expatrié épouse une pâtissière originaire de Baie- Mahault
Sans vouloir donner un (petit) coup de pied dans la fourmilière du chauvinisme saintois, il faut remonter au milieu des années 1920 pour connaître l’origine exacte, l’évolution et la vulgarisation de la recette de cette pâtisserie qui fait tourner la tête aux touristes et dont bon nombre de cuisinières-pâtissières saintoises revendiquent aujourd’hui la maternité, avec un peu trop de fierté feinte, selon nous, pour être sincère.
Donc, aux alentours de 1925, un Saintois entreprenant, originaire de Terre-de-Haut, M. Louis Thomas, est directeur de la plus importante mercerie générale de Pointe-à-Pitre, en Guadeloupe, le Bon Marché. Il a épousé Mademoiselle Eugénie Célany, belle et grande « capresse » de Baie-Mahault, pâtissière et cuisinière occasionnelle de son état.
Mme Thomas est sollicitée régulièrement par les grandes familles riches de la Grande-Terre pour organiser banquets et réceptions, et livrer à domicile gâteaux et pâtisseries dans la réalisation desquels elle a forgé sa renommée. Parmi ses nombreuses spécialités, elle réalise depuis fort longtemps à partir d’un moule-plateau artisanal fabriqué localement, un grand gâteau rond ou rectangulaire, à base de génoise posée sur un fond de pâte brisée, fourré à la confiture de noix de coco, qui fait le délice de ses clients et dont elle est sans doute la seule à détenir la recette et peut-être la première à l’avoir expérimentée.
Quand la génoise au coco franchit le Canal des Saintes
À cette époque lointaine, cette pâtisserie originale, qui ne s’appelle pas encore tourment d’amour, est inconnue aux Saintes, alors même que l’archipel regorge de ses propres spécialités comme la doucelette, le pâté-coco, la boboyotte, le « bonbon mou », le sucre d’orge, le berlingot, le suc-à-coco avec ou sans tête rose, le gâteau patate et j’en passe…
En 1928, année du terrible cyclone qui ravagea la Guadeloupe et ses dépendances, M. Louis Thomas tombe gravement malade et regagne Terre-de-Haut avec son épouse pour y mourir. Devenue veuve, Eugénie Célany qui habite la maison de feu son mari, face au Café de la Marine, épouse en secondes noces Jean-Marie Joyeux, lui-même veuf depuis quelques années. Le couple élit domicile dans cette grande demeure du quartier du Mouillage qui se prolonge par une arrière-cour fermée disposant d’un puits, d’une citerne et d’un four à pain.
C’est dans cette maison – qui abritait encore récemment le restaurant Le Mouillage – qu’Eugénie Célany, désormais Mme Jean-Marie Joyeux, appelée familièrement Man NINI, va ouvrir une boulangerie, un restaurant et une » fabrique » de pâtisseries diverses : » bonbons mous », « pyramides décorées » et autres sucreries pour anniversaires, baptêmes, communions et mariages… Et toujours dans un grand moule, vendue entière et sur commande, la génoise (gâteau fouetté au beurre) fourrée à la confiture de noix de coco qui n’est pas encore connue sous l’appellation Tourment d’Amour.
Fréquentent alors la maison de Man NINI, sa nièce Estelle Célany, qui deviendra la Grand-mère de notre ami Patrick Rodgers et qui reprendra le restaurant et la pâtisserie à la mort de sa tante, Rachel Foy, une des filles de Jean-Marie Joyeux dont le mari est lui-même boulanger, et Irène Joyeux, la maman du célèbre chanteur-troubadour Cocotier. Sous la férule de Man NINI, ces trois jeunes femmes apprennent la pâtisserie, aident la patronne à réaliser ses plats et gâteaux commandés à l’occasion de diverses cérémonies, et reçoivent en héritage la recette de la génoise fourrée.
Quand les petits moules ronds et les premiers fours au gaz arrivent enfin à Terre-de-Haut
Les petits moules ronds étant introuvables aux Saintes à cette époque et, en l’absence de four individuel, la génoise au coco, qui n’a encore ni le nom, ni la forme, ni la renommée qu’on lui connaît aujourd’hui, est cuite au four à pain dans un grand moule et se vend en portions directement au fournil, sans pour autant bénéficier d’un réel engouement.
C’est seulement au milieu des années 1960, que les petits moules crénelés circulaires faisant leur appa-rition, deux anciennes aides-pâtissières de Man NINI, Rachel Foy et Irène Joyeux, équipées toutes deux à demeure, l’une du four en dur de son mari, l’autre d’une gazière individuelle, eurent l’idée de les utiliser pour réaliser ces petits gâteaux fourrés qu’elles vendent à l’unité sur le pas de leur porte : le véritable et actuel tourment d’amour était né sous sa forme la plus courante, résultant de la combinaison d’une recette venue de Baie-Mahault, de l’introduction aux Saintes de fours individuels et de l’idée d’utiliser de petits moules.
Quand la recette et la vente publique du gâteau au coco se popularisent
Dès lors, avec l’explosion des moyens de transports et une fréquentation de plus en plus accrue de touristes et visiteurs à Terre-de-Haut, beaucoup de ménagères saintoises, douées autant pour la préparation du poisson sous toutes ses formes que pour la pâtisserie, ont tôt fait de s’apercevoir que la vente libre sur la voie publique du tourment d’amour allait mettre un peu (beaucoup) de beurre dans leur court-bouillon.
Les vendeuses de rue se multiplient alors à l’arrivée et au départ des bateaux, et rares sont les visiteurs qui reprennent la navette du retour sans leur(s) petit(s) paquet(s) de « tourments », pour le plus grand plaisir de leurs amis, enfants ou parents restés sur « le continent » ! Car si la recette s’est répandue dans toute la Guadeloupe, et que les tourments d’amour se vendent désormais dans les supermarchés de Pointe-à-Pitre ou de Basse-Terre, seuls ceux des Saintes prétendent avoir conservé leur saveur originelle et se prévalent du label « traditionnel », avec tout ce que cela implique de fantasmagorique dans l’imaginaire et le palais des dégustateurs !
Quand la légende, même non avérée, contribue au charme de la chose et de son appellation
Si nous savons maintenant comment a été introduit, a évolué et s’est popularisé le « Tourment d’amour » à Terre-de-Haut, il n’en va pas de même de l’origine de l’appellation. Bien inspiré en effet celui ou celle qui saurait dire qui le premier a utilisé cette appellation et en quelle circonstance. Une première légende prétend qu’elle serait venue spontanément à l’esprit et aux lèvres d’une épouse se languissant de son mari parti en mer, et réalisant ce gâteau en l’absence de ce dernier, aurait compensé sa frustration d’amoureuse par le moelleux de la génoise et la douceur du coco. Une autre dit que ce serait au contraire pour satisfaire son mari à son retour de la pêche, lequel ayant enduré mille tourments loin de sa bien-aimée, aurait été récompensé de sa patience en dégustant à son retour la savoureuse pâtisserie à la confiture…
Je vous laisse le soin de choisir celle qui vous convient, ne sachant vous dire laquelle est la vraie ou si elles sont toutes deux également fausses, bien qu’évoquant l’une et l’autre l’amour et ses tourments, au féminin comme au masculin !.. comme je ne saurais vous donner la recette du vrai Tourment d’Amour. Car si j’ai souvent trempé le doigt avec délectation dans la confiture de coco ou autre de ma mère et de mes tantes, je ne me suis jamais hasardé à mettre les mains dans la farine. Par contre ce que je peux vous affirmer à coup sûr c’est que cette histoire m’a été contée, (presque) mot pour mot par un petit-fils de Jean-Marie Joyeux, filleul de Man NINI, âgé aujourd’hui de 79 ans et qui a vécu son enfance et son adolescence dans la maison même où se réalisa le premier tourment d’amour de Terre-de-Haut et sur la façade de laquelle je suggère aux autorités d’apposer une belle plaque commémorative… en forme arrondie de Tourment d’Amour bien entendu… Raymond Joyeux
PS. Je remercie Kelly Cassin, la petite fille d’Estelle Célany, pour m’avoir aimablement communiqué les photographies de sa grand-mère et de Man NINI. Par ailleurs tous commentaires, remarques ou précisions concernant cet article seront les bienvenus.
Vous imaginez 15 centimes de royalties par unité vendue pour les descendants de man MiNi . C,est une vraie rente.
Merci à Kelly pour la photo de Têtelle c’est toujours ainsi qu’elle est dans mon souvenir.
Une autre « légende » concernant l’origine supposée de l’appellation Tourment d’amour : ce dimanche 6 octobre aux Saintes, une marchande de cette pâtisserie, rencontrée devant sa boutique, m’apprend « de source sûre » que ce serait une dame qui allait vendre des Tourments aux marins de la Jeanne d’Arc, (l’ancien navire-école qui n’était pas encore le porte-hélicoptères) qui a trouvé ce nom. Il lui serait venu de la pénible situation de ces hommes, éloignés de leurs épouses ou fiancées, et qui enduraient les pires « tourments » de cette longue séparation. On en revient toujours à quelques variantes près à la même interprétation.
Comme évoqué par Félix Foy dans l’article « aux sources de notre identité » : « Terre de Haut », nom qui pourrait être défini par : Terre Haute, île occupant une position élevée, avec des habitants portant tête haute « , le travail engagé à travers ce blog relève d’une quête (pleine d’espoir) de rencontre et de dialogue qui seuls peuvent nous grandir individuellement et collectivement , sans avoir besoin de rabaisser les autres. (ce qui n’empêche pas de dire, lorsqu’il le faut, des vérités pas toujours agréables!)