LES ILETS DE PETIT ET DE GRAND CUL-DE-SAC MARIN EN GUADELOUPE
Photo aérienne de l’îlet Boissard dans la rade de Pointe-à-Pitre |
L'occupation humaine des îlets
du Petit et du Grand Cul-de-Sac Marin
à la Guadeloupe
aux XVIIIème et XIXème
siècles
Parc national de la
Guadeloupe
Habitation
Beausoleil - Montéran
97120 Saint-Claude
Le Petit
Cul-de-Sac Marin et le Grand
Cul-de-Sac Marin sont
deux larges baies
de Guadeloupe jalonnées
de nombreux îlets. Elles ont
en commun un
écosystème bien spécifique composé de
mangroves littorales, de
récifs coralliens étendus et d'herbiers marins. Les îlets ont
par le passé été le lieu d'implantation d'activités économiques
basées sur l'exploitation de cet
environnement. Elles sont à
l'origine de leur peuplement à l'époque
coloniale.
Les habitations
des îlets qui se
développent surtout au
cours du XIXème siècle sont
en grande partie
consacrées à la pêche
et à la production
de chaux. La population des îlets
est composée des propriétaires d'habitations
issus de catégories sociales diverses, et de la main d’œuvre en majorité servile.
À la fin du
XIX ème siècle, les îlets perdront leur fonction d'unités de
production au profit du tourisme de villégiature qui émerge à cette
époque.
Cet article
est issu d'une
étude plus complète
publiée en 2012
dans le Bulletin
de la Société
d'Histoire de la Guadeloupe :
Les îlets
du Petit Cul-de-Sac
Marin et du
Grand Cul-de-Sac Marin
à la Guadeloupe,
attrait économique et occupations
coloniales aux XVIIIème et XIXème siècles,
in Bulletin de
la Société d'Histoire
de la Guadeloupe n°163,
Gourbeyre, 2012, p. 17-44.
Les références
des documents d’archives
utilisés ont été
volontairement omises afin
de faciliter la
lecture. Les fonds d’archives
consultés sont mentionnés en annexe. Les astérisques renvoient à un lexique en
fin d’article.
Une chronologie
est disponible à la fin pour
mieux comprendre et remettre les
éléments développés dans leur contexte.
1. Introduction
Le Petit
Cul-de-Sac Marin et le Grand
Cul-de-Sac Marin sont
deux larges baies
de Guadeloupe reliées
par la Rivière Salée,
chenal maritime séparant la Basse-Terre de la Grande-Terre. Les nombreux îlets qui les jalonnent en font de nos jours des lieux privilégiés de villégiature le week-end. Par le passé, leur intérêt ne se limitait pas à leur cadre enchanteresse. Dès le milieu du XVII siècle en effet, le célèbre chroniqueur le Père Du Tertre considère ces deux baies comme étant les « deux mamelles de notre île, desquelles tous les habitants tirent le lait de leur nourriture ; ou plutôt comme deux magasins, ou tout ce qu'il y a de beau, de bon et de riche dans la Guadeloupe, est enfermé » (Du Tertre, 1654).
chenal maritime séparant la Basse-Terre de la Grande-Terre. Les nombreux îlets qui les jalonnent en font de nos jours des lieux privilégiés de villégiature le week-end. Par le passé, leur intérêt ne se limitait pas à leur cadre enchanteresse. Dès le milieu du XVII siècle en effet, le célèbre chroniqueur le Père Du Tertre considère ces deux baies comme étant les « deux mamelles de notre île, desquelles tous les habitants tirent le lait de leur nourriture ; ou plutôt comme deux magasins, ou tout ce qu'il y a de beau, de bon et de riche dans la Guadeloupe, est enfermé » (Du Tertre, 1654).
Les îlets,
dont la superficie
varie d'une centaine
d'hectares pour le
plus grand, à
quelques centaines de
mètres carrés seulement pour les
plus petits, ont jadis
été le lieu d'activités
économiques qui exploitaient les
ressources liées à leur
environnement original : en
effet, les baies du Petit et du Grand
Cul-de-Sac Marin se caractérisent par des récifs
coralliens étendus, des herbiers
de Magnoliophytes marins (1) et
des mangroves littorales (Bouchon et al., 2002). Les activités
économiques qui y sont liées
ont été en grande partie
à l'origine de l'occupation humaine
de ces petits bouts de terre au XVIIIème et surtout au XIXème siècle.
Nos recherches
réalisées majoritairement à
partir des archives
notariales ont permis
de retracer l'historique
de l'occupation de plusieurs
îlets, et de
comprendre les dynamiques
de peuplement de ces milieux
spécifiques à l'époque coloniale.
L'administration coloniale les a parfois utilisés pour la signalisation
maritime, la défense militaire ou encore l'installation de lazarets (2). Nous nous sommes toutefois limités dans le
présent article à l'habitat privé des îlets.
2. Le Petit Cul-de-Sac Marin
Situé au sud de
la Rivière Salée, cette baie
bien protégée du vent
et de la houle atlantique en partie
grâce à un chapelet d'îlets,
constitue un excellent
mouillage pour les
navires (Fig. 1). Cette
caractéristique ajoutée à sa
position centrale à la jonction de la Basse-Terre et de la Grande-Terre a
conduit à la création de la ville de Point-à-Pitre en 1764.
On compte
une dizaine d' îlets
dans la baie
aujourd'hui, mais leur
nombre fut bien
supérieur : douze îlets
ont totalement disparu depuis la
fin du XVIII siècle comme le prouve
la carte des
Ingénieurs du Roi levée à
cette époque, et d'autres
ont vu leur
superficie se restreindre
considérablement (Fig. 2) .
Cette disparition
progressive s'explique par une
érosion importante due
à un ensemble
de facteurs, tels
que les marées cycloniques (3) accentuées dans
les baies comme
le Petit Cul-de-Sac
Marin, la mort
des coraux qui
servent de brise-lames naturels, la
destruction de la
mangrove qui retient
les sédiments, l’élévation
du niveau marin
et les épisodes sismiques (Deville,
1843)
Fig. 2 : Plan du Petit Cul-de-Sac Marin avec
localisation des îlets disparus depuis le XVIII ème siècle
L'îlet Feuille est situé en face de la Pointe Jarry, à une centaine de mètres du
rivage seulement. Appelé aussi îlet à
Petrelluzzi, du nom de la famille qui en est propriétaire depuis 1903, cet
îlet ne fait qu'1,5
hectare de superficie. Au début
du XVIII siècle, il fait partie
du Marquisat du Houëlbourg qui fut créé au
profit de Charles
Houël, l' un des seigneurs propriétaires de Guadeloupe.
L'îlet est
vendu en 1752
à la famille
Lecointre de Berville
qui en octroie
l'usufruit en 1788
à deux pêcheurs.
Ils s'installent sur l'îlet
qui leur sert
de tête de
pont pour la
pêche dans le
Petit Cul-de-Sac Marin,
propice à cette activité puisque
les poissons se
trouvent en abondance
dans sa zone
récifale. Ils possèdent
de nombreuses sennes (4) et des pirogues et sont propriétaires de 8
esclaves.
Dès 1839
une nouvelle activité
est attestée sur
l'îlet : celle de
la production de
chaux réalisée à
partir des madrépores (5) de coraux qui sont brûlés. En 1842, deux
nouveaux copropriétaires fondent une société de commerce pour développer
cette activité. La présence de
pinces en fer et de pirogues dans l'équipement de l'établissement illustre le
mode de collecte
utilisé par leurs
26 esclaves : en
eaux peu profondes,
aux alentours de
l'îlet, les récoltants se mettent
à l'eau à partir de leurs embarcations et arrachent le calcaire corallien à
l'aide des pinces. On sait par le
témoignage de Saint-John Perse,
pseudonyme d'Alexis Leger,
dont la famille
est propriétaire de
l'îlet vers 1880, que de la chaux y est toujours produite à cette époque
(Guerre, 2011).
L'îlet Chasse , d'une superficie comparable
à l'îlet Feuille,
n'en est éloigné
que de 400 mètres environ. Il tire
son nom du sieur Lazare
Chasse qui en fait
l'acquisition en 1804. En
1820, outre Lazare
Chasse qui en
est toujours propriétaire, un libre
de couleur (6) , chaufournier (7) de
profession, y réside
avec sa mère.
De la chaux
est donc très
vraisemblablement produite à l'époque sur
l'îlet. En 1829,
c e libre de
couleur rachète la
totalité de l' îlet
pour mener une activité de pêche : il dispose alors d'une pirogue,
d'une senne et d'esclaves. À la fin du
XIX siècle, son fils qui a hérité
de l'îlet réside à Pointe-à-Pitre
où il est secrétaire d'un juge
d'instruction, mais
l'utilise comme lieu de villégiature.
L'îlet Boissard , appelé aussi îlet
à Chantereau au XIX siècle, est d'une superficie de 4 hectares et se localise
à 250 mètres à
l'est de l'îlet
Chasse. Il est
l'objet de nombreux morcellements
de propriété tout au
long du XIX siècle et il est, en conséquence,
compliqué d'en retracer l'historique complet. Notre recherche a malgré tout
permis d'identifier différentes activités
économiques qui s'y sont
succédées. En 1804, on trouve
sur l'îlet une tannerie : le choix d'un
îlet pour son
installation peut s'expliquer
à la fois
par les odeurs
nauséabondes dégagées par
cette industrie qui sont
susceptibles d'incommoder les
habitants de la
ville de Pointe-à-Pitre, et par les
besoins importants en eau nécessaires
aux opérations de traitement des
peaux. L'eau de mer est sans doute ici utilisée. Il y a
lieu de
s'interroger sur la provenance des peaux
travaillées, ont-elles une origine
locale ou proviennent-elles des
importations via le port de Pointe-à-Pitre ?
En 1821, une parcelle de l'îlet est vendue avec tous les ustensiles nécessaires
à la fabrication de la chaux et à la pratique de la pêche, ainsi qu'avec huit esclaves et
neufs pirogues. L'activité de pêche est attestée par l'inventaire d'une autre
parcelle établi en
1830 : la propriété
de Guillaume Gauthier
est vendue avec
deux sennes et
deux pirogues. Un vivier destiné à conserver les poissons
est également présent. En
1870, c'est encore un pêcheur
de profession, Valcourt Barrièra,
qui se portera
acquéreur de cette
même parcelle. En
1901 cependant, il se reconvertit
dans la location de plusieurs maisons de villégiature sur l'îlet.
L'îlet à Cochons , situé à moins
de 900 mètres au sud-est
de l'îlet Boissard, est le plus
grand îlet du Petit Cul-de-Sac Marin. Dès la fin du XVIII siècle une
partie de l'îlet est consacrée à la défense militaire du port
de Point-à-Pitre mais
cela n'empêche pas
l'implantation d'activités économiques
menées par des
civils (Kissoun, 2003).
Comme pour
l'îlet Boissard, l'îlet
à Cochons regroupe
de nombreuses propriétés
dès le début
du XIX siècle.
Dans les années
1820, trois producteurs de
chaux y sont
installés. Des vivres
sont également produits sur
l'îlet, comme l'illustre la
présence d'une cocoteraie
et de 100
bananiers. L'élevage est
une autre activité
attestée, puisqu'on trouve deux loges pour lapins et « rats d'Inde ». Le terme « rat d'Inde »
désigne probablement le cochon d'Inde
qui est traditionnellement consommé
en Amérique du Sud et élevé ici pour sa viande au même titre
que le lapin.
Toujours dans les
années 1820, l'îlet est le lieu de résidence d'un pilote du port de
Pointe-à-Pitre, chargé de guider les navires de fort tonnage entrant dans la
rade. Une activité de pêche y est aussi menée par certains résidents qui
possèdent pirogues, sennes, palans (8), ainsi qu'un vivier à poissons et un autre à
tortues. À la fin des années 1820,
un entrepreneur de gabares
réside sur l'îlet : les
gabares sont des
embarcations légères utilisées
pour charger et décharger les
marchandises des navires
de commerce qui
ne peuvent venir
à quai ou
s'approcher trop près
du rivage. La présence
de nombreux magasins
prouve que l'îlet
sert à entreposer
des marchandises issues
du commerce maritime. Dans
les années 1840,
de la chaux
est encore produite
sur l'îlet. Entre
1877 et 1884,
le négociant Émilien Brumant constitue un vaste domaine de plus de 15
hectares en rachetant cinq parcelles de l'îlet.
À cette
époque, comme pour
l'îlet Boissard, l'îlet
à Cochons se
tourne vers le
tourisme de villégiature : des maisons
s'y louent, une
case à bains
sur pilotis y
est construite et
des canotiers sont
chargés d'effectuer le trans port de passagers.
L'îlet du
Gosier d'une
superficie d'un peu
moins de trois
hectares se situe
à l'est du Petit
Cul-de-Sac Marin, en face
du bourg du
même nom. Au
début du XIXème
siècle, s'y trouve
une petite habitation
comprenant plusieurs
bâtiments ainsi qu'une
lapinière et un
colombier. Plusieurs esclaves
y travaillent et
résident sur l'îlet.
L'îlet sert aussi de carrière de
sable, probablement pour la fabrication de mortier
de chaux. Vers le milieu du XIX siècle, plus aucun
bâtiment n’y subsiste.
Cela préfigure de
la nouvelle destination
de l'îlet : à
cette époque un
premier phare y est construit et à la fin du XIX ème siècle, un poste pour les pilotes
chargés de faire entrer les navires dans
la rade de Pointe-à-Pitre est établi (Ballet, 1896).
3. Le Grand
Cul-de-sac Marin
Au nord de la
Rivière Salée, la baie du Grand Cul-de-Sac Marin présente une superficie
d'environ 10 000 hectares.
Elle est protégée
par un récif barrière orienté
est-ouest, le plus
grand de toutes
les Petites-Antilles, sur lequel se brise la houle. De nombreux îlets
d'une superficie variable parsèment cette vaste étendue d'eau dont la
profondeur n'excède pas dix mètres (Fig. 3)
L'îlet à Fajou est le plus grand îlet du Grand Cul-de-Sac
Marin avec une superficie de plus de cent hectares. Il est bordé à l'est et à
l'ouest par deux passes qui permettent
de franchir le récif barrière.
En 1804,
il est boisé
et inhabité comme
les autres îlets
du secteur (Lescallier,
1808). La première
occupation coloniale dont nous avons pu trouver trace remonte à 1836 :
Martin Lestour y installe alors une
fabrique d'engrais, fabriqué à partir des pisquettes qu'il pêche
en grand nombre à proximité de
l'îlet. Ces petits poissons argentés qui
se déplacent en bancs appartiennent à
plusieurs espèces (Parle, 1996). Dans
la première moitié du XIXème siècle, les poissons
sont fréquemment utilisés
en Guadeloupe et
Martinique comme fumure (9) dans
les plantations de canne
à sucre (Fouquet, 1855). Il
s'agit d'ailleurs parfois de
morues avariées en
provenance d'Amérique du Nord
Cette production est
arrêtée à Fajou en 1840.
Une autre activité
économique, la production de chaux, est attestée au moins dès 1850, comme
l'illustre la mention du four à chaux dans les inventaires notariés. Les ruines
imposantes de ce four à chaux se dressent aujourd'hui au nord de
l'îlet (Fig. 4) . En
1859, le fils de Martin
Lestour décide de
reprendre la fabrication d'engrais .
En 1864, la main d’œuvre y travaillant est composée
de 11 immigrants africains vivant dans plusieurs cases en bois. En effet, après l'abolition
de l'esclavage, les premiers immigrants
sous contrat débarquant
en Guadeloupe viennent
de la côte occidentale de
l'Afrique (Caty et Richard, 1998). Cependant, en raison du souvenir de la
traite négrière encore trop vivace, la
France sous pression
des Britanniques, met
fin à cette
immigration africaine en
1861. En compensation, elle sera
autorisée à introduire dans ses colonies des travailleurs venant d'Inde.
En 1868, outre l'établissement de fabrication d'engrais, on trouve
sur l'îlet un troupeau de bœufs,
de vaches et de cabris. Si la
production d'engrais est définitivement
arrêtée en 1869, l'îlet
est utilisé de 1873 à 1878 pour produire de la
chaux. Il est
ensuite racheté par
Pierre Vigneau, ancien
capitaine au long
court originaire de
Bordeaux et négociant à Pointe-à-Pitre, qui
le remet en
vente dès 1881.
Le nombre de têtes
de bétail présentes sur
l'îlet est alors conséquent : 25
bovins, 65 moutons et 2 à 300 cabris ! A l'aube du XX ème siècle, l'ensemble des bâtiments de l'îlet
sont délabrés et il semble qu'il ne soit plus utilisé pour développer des
activités économiques.
L'îlet à
Caret , d'un demi
hectare seulement de
superficie, se localise
à l'ouest de
l'îlet à Fajou.
En 1846 il est
habité par un
pêcheur noir et
sa famille depuis
25 ans. Celui-ci, dénommé
Brutus, demande à
l'administration coloniale la concession de l'îlet. En échange, il se
propose d'édifier un petit phare pour les navires, la dangerosité des parages étant attestée par les nombreux
naufrages ayant déjà eu lieu dans le
secteur. La demande de Brutus paraît motivée par la crainte qu'un concurrent ne lui dispute la
possession de l'îlet et illustre
l'intérêt d'un tel site à l'époque pour la pêche dans le Grand Cul-de-Sac Marin.
Si comme on l'a vu de nombreux îlets ont disparu depuis le XVIII siècle, l'îlet à Macou à l'est du Grand Cul-de-Sac Marin est un contre exemple puisqu'il s'est formé entre 1804 et 1821.
En 1804 en effet, une carte représente une pointe de terre à l'emplacement actuel de l'îlet. C'est vraisemblablement une érosion accrue due aux trois cyclones qui frappent coup sur coup la Guadeloupe entre juillet et septembre 1809 qui entraîne la disparition d'un bras de terre, et la formation de l'îlet. En 1821, lors de sa vente, il est décrit comme « 1,5 carré de terre, entouré de mangles (10) et sans culture ». En 1825, deux hommes libres de couleur, un charpentier et un maître-calfat (11), s'en portent acquéreurs et y construisent une maison en bois. Ils sont en outre propriétaires de deux pirogues et de quatre esclaves. Cela illustre l'ascension sociale de ce groupe au XIX siècle : en 1835 à la Guadeloupe, les libres de couleur possèdent 646 habitations, représentant le quart des terres, sur lesquelles travaillent 6000 esclaves (Niort, 2003). En 1828, l'îlet est planté de 500 bananiers et d'autres vivres y sont également produits, ainsi que de la chaux. En 1838 la destination de l'îlet a évolué puisqu'il accueille alors le seul établissement de pêche de la commune de Morne-à-L'eau, dirigé par un certain Champel.
L'îlet à Christophe d'une superficie inférieure à un hectare est
situé au sud du Grand Cul-de-Sac Marin, à l'entrée de la Rivière Salée. Il est
dénommé au XVII siècle îlet Saint-Christophe. Le célèbre Père Labat y fait une
halte à cette époque avec
le gouverneur de
la Guadeloupe Auger
pour y manger
un boucan de
tortue, mais l'îlet
ne semble pas occupé (Labat, 1724). Une cinquantaine d'années plus tard par contre l'îlet est bien habité
puisque les registres d'état civil attestent du baptême par le curé de
Baie-Mahault , le 14 juin 1749, de la fille d'une Caraïbesse et d'un
Caraïbe de l'îlet
à Christophe (Lafleur,
2004). En 1838,
l'îlet est occupé
par un établissement
de pêche appartenant à un libre
de couleur du nom de Zénon qui possède onze esclaves et plusieurs sennes de
fond.
L'occupation de
l'îlet à Christophe au XVIII siècle par un
Caraïbe n'est pas un cas isolé. Les registres d'état civil font état de
l'inhumation, le 5 décembre 1782 dans le cimetière de Petit-Bourg, de
Thérésine, dont les parents, tous deux
Caraïbes, résident habituellement aux
îlets dépendant de
cette paroisse (Lafleur,
2004). Avant l'attrait économique des
colons ou des créoles pour les îlets,
ces terres ont pu constituer
dans une certaine
mesure un refuge pour
des Amérindiens, leur
permettant de maintenir
pour un temps
leur mode de
vie propre. Cela
pose aussi la question de la coexistence et des échanges entre les deux
sociétés à cette époque charnière.
4. Synthèse
Comme nous
l'avons vu, dès
la fin du XVIII
siècle, de modestes
habitations voient le
jour sur les
îlets. La création de
la ville de
Pointe-à-Pitre en 1764, et
plus globalement la mise
en valeur tardive
de la Grande-Terre comparativement à la Basse-Terre,
expliquent en partie cette chronologie. Si les habitants des îlets produisent
des vivres et pratiquent l'élevage comme sur la plupart des habitations de
Guadeloupe, il est frappant de constater que leur activité
est en majorité
tournée vers la
pêche et la
production de chaux.
Les deux baies
sont en effet
très propices à ces
activités économiques en
raison de leurs
caractéristiques propres : leurs
fonds inférieurs à dix
mètres et la
présence de récifs coralliens développés permettent de récolter facilement
des madrépores, matière première utilisée majoritairement aux Petites Antilles pour fabriquer de la
chaux par combustion. Cette chaux
sert de matériau
de construction mais
est aussi utilisée
dans l'industrie sucrière
lors du processus de fabrication
pour purifier le sucre.
Les récifs
servent également d'abri à de nombreuses espèces de poissons
dont l'abondance s'explique en
partie par l'environnement propre
à ces deux
baies : les herbiers
de Magnoliophytes marins
et la mangrove
littorale servent de véritable
nurserie pour les
poissons juvéniles qui
y trouvent nourriture
et protection. Enfin,
la faible profondeur se prête bien à la pêche à la senne, type de
capture traditionnellement pratiquée aux Antilles en zone côtière.
Un autre aspect de
notre travail est celui de l'origine sociale de la population des îlets. Leurs
premiers occupants à l'époque coloniale ont sans doute été les derniers Caraïbes présents en
Guadeloupe, avant que le développement de
l'économie urbaine lié à la ville de Pointe-à-Pitre contribue à
rendre attractif les îlets
du Petit et du Grand Cul- de-Sac Marin
pour les colons et les
créoles. La classe montante des
négociants est bien
représentée au XIX siècle parmi les
propriétaires d'îlets, ainsi
que la classe
sociale des artisans, blancs ou
libres de couleurs : l'achat d'un
îlet d'une superficie
limitée peut être
le tremplin d'une
ascension sociale en
accédant au statut
d'habitant, même si les
petites habitations polyvalentes
créées ne tiennent
bien sûr pas
la comparaison avec
les grands domaines sucriers
. Les
professions liées à l'activité
portuaire sont illustrées par l'exemple de l'îlet à
Cochons où résident dans
les années 1820-1830
un pilote de
Pointe-à-Pitre puis un
entrepreneur de gabarres.
La dernière catégorie des résidents se compose de la main d’œuvre
travaillant sur les habitations des îlets. Certains esclaves ont certainement
acquis les compétences
indispensables à la
pêche et la
production de chaux,
puisqu'ils sont revendus avec
l'habitation. Ainsi, Saint-Cloud,
esclave âgé de 25
ans en
1805, résidant à
l'îlet Feuille, se
retrouve dans l'inventaire de
l'habitation en 1846. Il
aura connu au moins six
propriétaires différents, en plus
de 40 ans. Il faut remarquer que
seule la population servile,
considérée comme bien mobilier, apparaît dans les actes
notariés.
Des travailleurs
blancs ou libres de couleurs ont
cependant, comme à
l'îlet Chasse, fait partie de la
main d’œuvre de ces habitations.
Après l'abolition de l'esclavage, elle a parfois été
composée de travailleurs africains
comme à l'îlet à Fajou.
À partir de la fin
du XIX siècle, les îlets perdent leur fonction d'unités de production et
deviennent davantage des lieux de villégiature.
Ceux de la
rade de Pointe-à-Pitre, tout
particulièrement, sont utilisés
comme lieu de changement
d'air par les
notables de la
ville pendant la
période d' hivernage (12) de
juillet à octobre. Leur climat est réputé sain et conseillé
par les médecins .
Une nouvelle économie se met en
place : des canotiers se spécialisent dans le transport des
personnes aux îlets, les locations de bicoques s'y multiplient et des
cases à bains sur pilotis voient le jour.
LEXIQUE :
1 Magnoliophytes : Plantes à fleur et à graines dont certaines
espèces sont marines et forment des herbiers.
2 Lazaret : Établissement où l'on isole les personnes
suspectes d'apporter une maladie contagieuse.
3 Marée
cyclonique : Lors
d'un cyclone, en
raison des vents
violents, poussée mécanique
naturelle de l'eau
de surface qui s'accumule vers les rivages. Ce phénomène est accentué
par les basses pressions atmosphériques.
4 Senne ou seine : Filet de pêche utilisé sur les
fonds sableux
5 Madrépore : Polype formant des récifs coralliens.
6 Libre de couleur : Avant l'abolition de l'esclavage, classe
juridique formée des affranchis et de leurs descendants, composée de noirs et
d'individus issus du métissage.
7 Chaufournier : Ouvrier alimentant et contrôlant un four à
chaux.
8 Palan :
Longue ligne de
pêche comprenant souvent
plusieurs centaines d'hameçons
et se rangeant
dans un panier.
9 Fumure : Engrais destiné à amender un champ.
10 Mangles : Terme désignant les palétuviers et plus
généralement la mangrove.
11 Maître-calfat : Dirige une équipe de plusieurs ouvriers
chargés de rendre étanche la coque d'un navire.
12 Hivernage : Saison des pluies dans les régions tropicales
SOURCES ET
BIBLIOGRAPHIE :
Sources d'archives :
Archives nationales
de l'Outre-Mer (ANOM) :
Série géographique
- C.114, d.793,
Rapport s ur les pêches qui se pratiquent dans l'arrondissement de
Pointe-à-Pitre, 1838 ;
- C.85,
d.599, Extrait du
registre des procès-verbaux des
délibérations du Conseil
Privé de la
Guadeloupe et
dépendances, 16
décembre 1846.
Dépôt des
fortifications des colonies
- DFC 856C, Plan de
l'Islet à Cochons levé en novembre 1828 ;
- DFC 455A, Carte de
la Guadeloupe et dépendances, Fortin, 1804
Notariat / Greffes et juridictions :
Pour avoir les références précises de la cinquantaine de minutes notariales anciennes utilisées pour notre travail, se reporter à
l'article :
YVON (T.), Les îlets
du Petit-Cul-de-Sac Marin et du Grand-Cul-de-Sac Marin à la Guadeloupe, attrait
économique et occupations coloniales
aux XVIIIe et
XIXe siècles, in Bulletin de la société d'histoire de la
Guadeloupe n°163, Gourbeyre, 2012, p.
17-44.
Service Historique de la Défense (SHD) :
- Cote 7B 123, Carte
de la Guadeloupe levée par les ingénieurs géographes, 1764-1769.
Archives
départementales de Guadeloupe :
- 2 Mi 3, journal Le
Courrier de la Guadeloupe.
Sources imprimées
:
BALLET (Jules),
La Guadeloupe : renseignements sur
l'histoire, la flore,
la faune, la
géologie, la minéralogie, l'agriculture, le commerce, l'industrie,
la législation, l'administration, 3 tomes, Paris :
Imprimerie du gouvernement, 1896.
DEVILLE (Ch.),
Observations sur le
tremblement de terre éprouvé à
la Guadeloupe le
8 février 1843, in Annales maritimes et coloniales, 28e
année-3e série, t. III, Paris : Imprimerie royale, 1843, p.620-676.
DU TERTRE (J. -B.), Histoire
générale des isles
de S. Christophe, de la Guadeloupe,
de la Martinique
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où l'on verra
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